Migrations, précarités et aides alimentaires : comment se familiariser à de nouveaux aliments ?

Etude consultée via le 90ème numéro de la revue « Alimentation, santé et petit budget » du CERIN

La culture culinaire d’une région intègre les héritages du passé et expériences du présent, à l’image de ses ressources et contraintes. Si les voyages sont propices à la découverte de nouvelles saveurs, le contexte migratoire est souvent associé au maintien des habitudes alimentaires du pays d’origine, marquant le rattachement à l’identité nationale. Vu le flux important de demandeurs d’asile en France, leur grande précarité et dépendance des dispositifs d’aide, une étude a exploré les modalités d’adaptation de la structure associative aux demandes d’un public émergeant.

D’après les responsables et bénévoles, le principal, voire seul frein empêchant des bénéficiaires d’origine étrangère d’emporter des produits auxquels ils n’étaient pas familiers était leur méconnaissance de celles-ci, voire leur manque de curiosité : des comportements et attitudes souvent critiqués. Pourtant, l’enquête au sein de l’association, notamment par les données longitudinales que l’enquêtrice a recueillies à l’occasion de visites répétitives d’une même personne du service d’aides alimentaires, montrent qu’une proportion importante de bénéficiaires emportait certains produits qui lui étaient méconnus au départ, au fur et à mesure de son adaptation aux produits locaux et aux denrées proposées par l’association. Citons-en des variétés de fruits, de viennoiseries ou de crème-desserts, ainsi que de fromages frais ou à tartiner : des denrées caractérisées par un goût sucré pour les premiers, et un goût légèrement acide pour les derniers. Ainsi, les denrées répugnées et non emportées par les bénéficiaires d’origine étrangère comprenaient des fromages à goût prononcé comme le camembert, le bleu ou le munster, et des légumes ayant un goût particulier, notamment amer, tels que les endives, les choux de Bruxelles, les choux, l’artichaut ou les asperges. En parallèle, une proportion importante de ces bénéficiaires, notamment ceux récemment arrivés en France, ne connaissait et donc n’emportait pas certains des fruits et légumes proposés par l’association, dont certains étaient considérés par les Français comme des marqueurs de l’appartenance à une catégorie aisée. Citons les pêches, la nectarine, les abricots, les kakis. Ces données d’observation rappellent, voire confirment les données bibliographiques indiquant qu’au-delà d’une question purement subjective, une préférence gustative est façonnée et développée dès le plus jeune âge, en fonction des goûts et des saveurs contactés, et qu’elle est à l’image des habitudes alimentaires nationales ou régionales. Ainsi, si le goût sucré est généralement hautement apprécié de toutes les populations, expliquant l’appréciation d’une proportion importante des bénéficiaires d’origine étrangère des « nouveaux produits » à goût sucré, ce n’est pas le cas du goût amer prononcé dans les légumes et fromages répugnés des étrangers mais dont le goût est apprécié des Français.

Il ressort donc qu’une meilleure adaptation aux demandes et besoins d’un public émergeant s’avère possible et envisageable, même avec les moyens limités dont dispose la majorité des associations caritatives. Ainsi, si l’adaptation aux denrées locales peut être facilitée par la dégustation des denrées non connues ou la distribution de recettes, les associations caritatives pourraient également agir pour diminuer les répercussions d’interdits ou tabous liés aux religions sur les choix alimentaires et in fine le statut nutritionnel de bénéficiaires, sans pour autant s’engager dans des dépenses supplémentaires. Elles pourraient ainsi, par exemple, être plus flexibles vis-à-vis des personnes n’emportant pas de produits carnés en leur autorisant à emporter des quantités de produits de la pêche ou de produits laitiers supérieures aux « quantités maximales autorisées », ce qui leur fournirait, malgré tout, des sources de protéines d’origine animale, donc équivalents nutritionnellement, ainsi que des vitamines et des minéraux. Si un tel changement dans le fonctionnement de l’association requiert une adaptation de la part des bénévoles et une gestion différente des stocks, elle semble complètement envisageable par une association qui, comme celle où a été menée l’enquête, permet aux personnes assistées de choisir les denrées qu’elles désirent emporter.

Solidarité, espace et « race » : vers des géographies de la justice alimentaire

En s’appuyant sur les critiques adressées au food movement et sur nos propres recherches, nous identifions quatre nœuds interdépendants – le traumatisme/l’équité, l’échange, la terre et le travail – qui constituent autant de points d’entrée pour penser les réseaux de mobilisation en faveur de la justice alimentaire. En d’autres termes, ils correspondent à des champs où d’importants changements sont en cours ou doivent s’opérer selon des modalités proposées ci-dessous.

Cet article s’intéresse au nœud « traumatisme et équité ». Ce numéro thématique invitant à explorer les liens entre l’agriculture et la justice alimentaire, notre article avance l’hypothèse que le racisme systémique contribue, entre autres processus, à façonner les paysages agricoles ruraux et urbains ; et dès lors, que les projets privilégiés par le food movement ne sont pas en mesure d’œuvrer en faveur de la justice alimentaire s’ils n’utilisent pas cette grille d’analyse